Le calame des lutins, des elfes et des fées

Le calame des lutins, des elfes et des fées

Épisode 1 — Fraîcheur pure d'une joie qui me brûle

 

 

« Bonsoir à tous et un grand merci pour votre fidélité, chers téléspectateurs assidus, si j’en crois vos messages, de l’émission “La Petite Bibliothèque” !

 

Ce mois-ci, nous allons tester une formule particulière pour nous permettre de respecter les strictes mesures de confinement décidées par le gouvernement : nous ne pourrons pas recevoir nos invités sur notre plateau habituel. Ils seront présents uniquement par téléconférence. La prise de vue sera donc limitée, pour nos invités, à la seule caméra de leur ordinateur. Image statique donc qui risque de susciter une certaine lassitude de votre part. Aussi avons-nous imaginé d’étaler les entretiens avec un invité sur plusieurs séances relativement courtes. À la fin de chaque émission, nous préciserons la date du rendez-vous suivant. Nous serons particulièrement attentifs à vos réactions, vos questions et critiques telles que vous voudrez bien les poster sur le site de l’émission. Celles-ci seront transmises à notre invité.

 

 

Bonsoir, Michel, soyez le bienvenu sur le plateau de notre émission “La petite bibliothèque” ! Enfin, sur le plateau, je devrais plutôt dire sur l’écran du plateau : vous êtes en réalité chez vous, dans votre bureau, devant le moniteur de votre ordinateur qui nous réunit et qui accueille, au jour le jour, la succession des caractères alphabétiques qui tapissent votre univers…

 

— Bonsoir, François et un grand merci de me recevoir ainsi : j’ai l’impression, en vous voyant, de me sentir accueilli par tous ceux qui m’ont précédé sur ce canapé, là-bas dans votre studio et vide aujourd’hui. Ce qui est, je le confesse, très intimidant ! J’aurais certes préféré être présent sur votre plateau et je ne pourrai jamais affirmer que j’ai usé mon fond de culotte sur le même banc que celui qui aura accueilli tant d’augustes séants !

 

— Nous sommes le 7 avril 2020 et je suis heureux de fêter aujourd’hui et avec vous vos soixante-dix ans.

 

 Je vous remercie ! Soit dit en passant, j’ai toujours pensé, jusqu’il n’y a pas si longtemps, que c’était un âge vénérable…

 

— Et maintenant ?

 

— Finalement, ce n’est pas si vieux que cela et, malgré quelques douleurs par-ci par-là, je sens couler dans mes différents vaisseaux une énergie qui m’aurait permis de gagner la transatlantique au temps de Christophe Colomb !

 

— Excellent ! Michel, je ne trahirai pas de secrets en dévoilant les arcanes de cette émission : nous avons longuement préparé cette série d’entretiens et vous avez toujours affirmé ne pas vouloir répondre à quelque question que ce soit concernant vos écrits. Pourquoi ? »

 

Michel laissa errer son regard sur sa table de travail, sur les lambris de châtaigner qui tapissaient les plans inclinés du plafond, sur les quelques instruments de musique qui se reposaient en silence et qui lui rappelaient, tous les jours, que la vie n’est que musique.

 

« Vous savez, François, que je suis venu très tardivement à l’écriture. En réalité, j’y ai consacré toute mon énergie depuis ma soixante-septième année, après une longue période de vagabondage sur de multiples chemins de traverse. C’est cela que je me propose de vous raconter : ce que j’ai écrit, je le livre aux lecteurs, à leur sensibilité, à leur réflexion, à leur recherche. Il leur appartient d’aimer ou de ne pas aimer, de continuer la réflexion, d’apporter leurs questionnements, d’instiller leurs découvertes. Ce qui est écrit et la manière dont c’est écrit ne servent que d’habillage. Il est à mes yeux plus important que tout un chacun puisse croire en sa capacité créatrice : je suis, parmi beaucoup d’autres, un exemple vivant de cette possibilité et je souhaite que tous puissent s’appuyer sur ce que je vais essayer de décrire pour commencer à arpenter le chemin de la création et ainsi façonner ce qui émergera de sa nouvelle conscience… Je ne sais si je réponds à votre question ?

 

— Pas tout à fait, mais nous y reviendrons. Et, au risque de susciter votre courroux, je commence en reniant ma parole : je me permets de vous citer, de lire une de vos œuvres…

 

— Mais…

 

— N’ayez crainte, ce sera la seule fois. Il s’agit du premier essai d’écriture dont vous avez gardé une trace et j’ai choisi de le citer, car il me semble emblématique de votre parcours. C’est un poème que vous avez écrit le 20 mars 1974, intitulé “Fraîcheur pure d’une joie qui me brûle”…

 

— …

 

— Attendez, laissez-moi le temps de le lire et je vous donne ensuite la parole :



Murmure argenté du ruisseau

Saveur violacée de la myrtille

Bruissement souple de la sapinière

Humidité moelleuse de la mousse



Sourire embaumé du rhododendron

Caresse musicale de l’alpage

Chaleur grisâtre de l’éboulis

Sécheresse parfumée de l’herbe rare



Feu sombre

Œil craintif

Agilité sûre et prompte

La tâche fauve

Là-haut se gausse

De ce fier, mais lourd animal qui se traîne…



Lassitude salée d’un instant

Mugissement sale du torrent glaciaire

Clin d’œil silencieux du glacier

Sourire ironique de la paroi verticale



Dureté apaisante du lac noir

Brûlures acides de la neige



Sonorité invisible de l’éther

Lumière bleutée

Au parfum doucereux de la crevasse

Émeraude grandiose et glaciale du sérac

Chaleur rugueuse de la pierre



Luminosité intégrale

Nudité du sommet

Fraîcheur pure d’une joie qui me brûle…



Ce n’est sans doute pas votre tout premier écrit, mais, de votre propre aveu, c’est celui qui représente, à coup sûr, la prise de conscience de quelque chose. Je suis persuadé que vous en avez beaucoup à dire et je vous propose d’aborder la réalité de cette prise de conscience lors de notre prochaine émission. Avant de nous quitter, je tiens à vous remercier, du fond du cœur, d’avoir accepté de relever ce défi ! Bonne soirée à vous, Michel !

 

— C’est moi qui devrais vous remercier de m’offrir une telle tribune… Bonsoir à vous tous, bonsoir François ! »

 

L’écran devint brutalement noir et François se retourna vers la seule caméra de ce plateau de circonstance :

 

« Il est temps de nous quitter. N’hésitez surtout pas à réagir sur la page Facebook de notre émission et à y laisser vos éventuelles interrogations et réflexions. Nos prochains rendez-vous seront précisés sur cette même page. Bonne fin de soirée, chers téléspectateurs, protégez-vous bien et restez chez vous ! »



À suivre…



07/04/2020
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